J’étais
resté quelques instants comme fasciné par la macabre
apparition, ressentant un mélange de chagrin et d’intérêt.
Chagrin, car elle n’aurait jamais le loisir de savoir que nous
avions déjà envoyé ad patres deux de ses
tortionnaires. Intérêt car nous avions entendu
l’histoire de cette jeune femme et de ses déboires ;
cela lui avait donné une réalité, une présence
dans mon esprit car elle avait été le personnage d’un
récit que l’on m’avait conté, et ce personnage je
le rencontrai maintenant en vrai. Ou du moins ce qu’il en restait.
Aucune équivoque sur ce qui l’avait tué. La blessure
au ventre aurait peut être été récupérable
dans un délai court après qu’elle aie été
infligée – peut être je dis bien. Peut être pas.
Je ne suis pas médecin après tout. Mais bien que je ne
sois aucunement un monsieur en blouse blanche soumis au serment
d’Hippocrate j’en savais assez, bien assez, pour savoir qu’au
niveau du cou, une telle blessure ayant tranché la veine
jugulaire était sans appel. En revanche, de toute évidence
les morts ne l’avaient pas « finie ». Et
s’étaient désintéressé de sa carcasse.
Pour quelqu’un d’autre ? A moins qu’elle n’aie eu le
temps dans les derniers soubresauts de la vie de s’arracher à
eux et d’aller mourir plus loin, là ou ils ne pourraient
continuer de saccager son corps. Je n’en savais foutre rien, et
nous n’en saurons jamais foutre rien. Mais de toute évidence
cela réglait une partie du problème ou du dilemme. Nous
étions partis dans l’optique de sauver deux jeunes femmes
sans réellement savoir par laquelle commencer. L’une
s’approchait désormais de nous, faisant craquer les
brindilles d’un sous bois froid et gris, les deux billes de
porcelaine bleue de ses yeux désormais vidés du soleil
de sa jeunesse, privés de la compréhension de leur
univers. Néant. Tristesse.
Et
aucune peur. Les experts n’ont jamais su réellement définir
si l’on s’habitue à la peur à force de côtoyer
l’horreur, ou si au contraire elle s’amplifie et grossit jusqu’à
emporter l’esprit. Dépend peut être des individus.
Mais il est vrai qu’après avoir côtoyé de si
prêt la mort et les
morts – en particulier ceux qui se relevaient en masse après
avoir dévoré les deux loubards violeurs – je
n’éprouvais rien à voir cette jeune morte approcher,
rien d’autre en tout cas que cette pincée de tristesse et ce
vague intérêt, maintenant retombé. Maigre,
flottante dans les vestiges d’un pull over bleu sombre déchiré
d’ou sortaient ses entrailles, des brindilles dans ses cheveux,
elle avait de faux airs à l’actrice Jane Birkin quand elle
était jeune, avec ses longs cheveux lisses sa maigreur et ses
yeux clairs – je pense qu’ils devaient déjà être
bleus avant que la mort ne les voile. Somme toute, un zombie plus
pitoyable qu’autre chose. Si l’on exceptait la béante
plaie du cou, et les viscères apparentes, elle aurait eu l’air
d’une sorte de junkie qui viendrait de prendre le fix de sa vie et
planerait en déambulant dans les campagnes.
C’est
d’ailleurs du calme et de la détermination, et aucune
inquiétude, que je lu dans les yeux de Stéphane lorsque
nos regards se croisèrent. Il prit son temps pour calmement
assurer sa prise sur la hache qu’il avait trouvé dans la
station service, puis pour avancer vers la défunte à
pas mesurés. Evidemment. Il aurait été de la
première stupidité d’utiliser une arme à feu
au son de tonnerre dans des sous bois éventuellement hantés
de ces revenants livides, et à proximité d’une maison
dans laquelle nous allions certainement avoir affaire à des
vivants tout aussi sinistres à leur façon.
Je
prit alors Stéphanie contre moi et je la serrais, en lui
chuchotant d’une voie apaisante, le temps que Stéphane
finisse son affaire. Il s’y prit de manière très
professionnelle, et ce fut vite fini. Il la déséquilibra
d’un premier coup puissant, puis pour être certain du
résultat abattit la hache pour décapiter la jeune
morte. Un spectacle écœurant, mais je commençais à
pouvoir affirmer « j’en ai vu d’autres ».
Ouais,
j’en ai vu d’autres mon gars. Un vrai vétéran de
l’ère des zombies. Ca vient assez vite, finalement. On a
assez peu le choix, il faut dire.
Néanmoins,
voir une jeune femme trucidée ainsi, séparée en
deux comme une manante du moyen âge amenée à la
hache du bourreau, le rôle de ce dernier étant tenu par
mon ami policier, était tout de même éprouvant.
Ca m’avait collé de sales nerfs. Je me bénit moi
même une fois de plus d’avoir amené autant de
cigarettes ; j’en grillai d’ailleurs une immédiatement
après avoir relâché la gamine, les mains un peu
tremblantes. Tout en maudissant le jour futur ou je n’en trouverais
plus nulle part.
Nous
n’avions plus de raison précise de rester ici à
proximité de la bâtisse, et certainement pas le temps de
réciter une oraison funéraire pour l’inconnue tombée
dans les sous bois pour ne plus se relever. Elles étaient
deux, et la deuxième était peut être encore en
vie. Nous considérions comme un devoir moral d’aller voir ce
qu’il en était ; je pense que c’était parce
que nous avions besoin de nous raccrocher à quelque chose pour
ne pas tomber dans la démence nous même. Et plus rien à
voir avec l’envie de jouer les héros comme dans les
histoires de notre enfance ou les jeux de rôles que lui et moi
prisions tellement. Un tel désir, aussi puéril,
n’aurait pas résisté à l’épreuve du
temps et aurait vite fait place à une seule constatation
égoïste de survie. Plus rien à voir avec la
testostérone. Tout cela n’avait servi que de booster. Là,
nous étions déterminés. Et c’est avec cette
même détermination que nous quittâmes le pâle
sous bois pour gagner la bâtisse.
Elle
n’avait rien de réellement remarquable ; une vieille
ferme réaménagée, de deux étages. On y
accédait par un petit chemin de terre, et elle n’était
pas entourée d’une clôture. La fermette était
sans doute en cours de rénovation pour devenir une agréable
maison d’habitation, et elle avait dû être habitée
peu de temps avant l’holocauste des morts, tel qu’en témoignaient
certains signes. Des rideaux blancs translucides de cuisine,
visiblement neufs, aux motifs de dentelle compliqués, cachant
les fenêtres les plus proches de la porte d’entrée. Un
jouet d’enfant – une petite brouette jaune et orange fluo tachée
de boue et renversée dans la cour, prêt de la margelle
d’un vieux puis. Et un abri couvert de tôle ondulés,
attenant à la droite de la ferme, rempli de stères de
bois de chauffage recouvertes de bâches sales. La cour n’était
pavée que par endroits, et la terre sombre gorgée d’eau
apparaissait un peu partout devant la bâtisse, tandis que ses
côtés latéraux semblaient envahis d’herbes
folles qui elles par contre, inspiraient un sentiment d’abandon et
de ruine comme si les propriétaires avaient décidé
de soigner l’extérieur de leur acquisition campagnarde en
dernier. De toute façon, c’était le cadet de leurs
soucis à présent. Pas de garage apparent, ce dernier
devait se situer de l’autre côté de la bâtisse
ou alors, ils devaient se garer dans la cour de derrière. Et
pour autant que nous puissions en juger, pas de lumière.
Ne
me rappelant plus très bien si Stéphanie avait donné
un quelconque détail le confirmant ou pas dans son récit,
je lui demandai en murmurant si il y avait bien eu de l’électricité
du temps de sa captivité. Elle me répondit d’un
juvénile et bien peu littéraire « ben
ouais ».
D’accord.
Donc soit ils étaient partis, soit ils étaient dans
cette fameuse cave. Personne dans l’entrée ou dans la pièce
attenante que je supposais être une cuisine, au vu des rideaux.
Les autres fenêtres de la devanture étaient condamnées
par des volets en bois sombres refermés. Aucune lumière
n’en filtrait non plus. Une dernière possibilité eût
été qu’ils n’aient pas allumé la lumière,
mais nous avions dépassé les 17 heures, et en ce mois
de janvier maudit il faisait déjà probablement très
sombre à l’intérieur. Alors, comme ces loubards
n’avaient pas trop le soucis de savoir de combien serait la facture
d’électricité - ah, normalité chérie,
si nous avions su à l’époque combien il était
bon de recevoir une facture d’électricité - cela me
semblait fort peu probable.
J’étais
un peu perplexe quant à savoir comment nous allions pénétrer
dans la bâtisse, mais je laissais ce genre de considération
techniques – qui m’ont toujours exaspérées – à
mon pragmatique ami le flic car comme chacun sait un bon flic connaît
les techniques de voyous à moins qu’il ne lui même un
peu voyou. Je supposai qu’il avait un plan, car depuis le début
de nos aventures j’étais toujours parti du principe que
Stéphane avait un plan, ce qui nous avait jusqu’à
présent pas trop mal réussi, sauf lorsqu’il nous
avait encafardé dans un parking perdu en flinguant à
jamais sa clio rouge. Il me fit signe d’approcher, puis me tendit
son Sig Sauer ; il m’expliqua brièvement, en
chuchotant, son fonctionnement. Je n’avais jamais tiré avec
un pistolet, mais j’avais déjà eu par contre
l’occasion de faire du tir à la carabine, et je n’étais
pas stupide. Enlever le cran de sécurité, viser, tirer.
Enfantin. Après, pour faire mouche c’est une autre histoire
et il paraît que les premières fois le recul surprend,
mais bon qu’importe. Puis il me demanda de faire le guet et de
veiller sur nous trois pendant qu’il tenterait de crocheter la
serrure.
J’étais
très absorbé par ma tâche car la proximité
des sous bois, certainement emplis de macchabées ambulants,
s’additionnait à l’impression de dangerosité
latente, de menace en attente, qui me semblait émaner de la
vieille bâtisse, dans laquelle résidait nous le savions
la victime d’un viol à répétition et l’un de
ses tortionnaires dont il faudrait disposer d’une manière ou
d’une autre. Cela me mettait les nerfs en pelote. Normal,
j’imagine.
La
gamine, elle, se rongeait les ongles et fixait les sous-bois,
trépignant un peu sur place. Imaginer qu’elle était
pressée d’entrer étant donné ce qu’elle
avait subit là dedans me prouvait à quel point d’une
part elle avait une certaine force de caractère à sa
façon. D’autre part cela prouvait par dessus tout à
quel point elle redoutait de voir au loin les silhouettes grisâtres
et vacillantes recouverte de lambeaux boueux que moi même je
craignais viscéralement, à chaque seconde, de voir
apparaître.
Stéphane
mit fin à notre attente angoissée. S’étant
escrimé pendant quelques minutes à crocheter la serrure
avec je ne sais quoi – un couteau suisse, peut être, car il
me semblait l’avoir vu ranger un objet rouge dans sa poche en se
relevant, il s’adressa à nous en chuchotant.
Nous
acquiesçâmes en silence. En rendant le 9mm, je me fit la
réflexion que ce serait formidable si moi aussi je pouvais
mettre la main sur une pétoire, de n’importe quel genre ou
calibre, pour apprendre les rudiments du tir avec ladite arme. C’est
si sécurisant,
ce genre d’objet. Et puis, on peut toujours se garder une
balle. Au cas où.
Nous
passâmes sur les côtés latéraux de la
bâtisse. Longeant cette dernière, un petit passage
bétonné semblait incarner l’ordre et la netteté
avant le chaos des herbes folles. Aucune fenêtre, sauf une
petite, carré, en hauteur. Le genre qu’on trouve dans les
salles de bains ou les toilettes. Aucun intérêt. Mais,
pas de lumière, toujours. La maison d’un calme mort semblait
comme un piège à retardement et la tension montait j’en
suis sur chez nous trois, même chez le plus chevronné.
De
l’autre côté se trouvait une autre sorte de cour, dont
le sol était cette fois-ci composé de gravillons ;
une porte de garage, une autre porte, une fenêtre unique au
premier étage, les autres en hauteur. Egalement éteintes,
toutes. A l’arrière plan, une sorte de jardin là
aussi envahi d’herbe folles, et une balançoire accrochée
à un noyer massif. Une table de jardin et quatre chaises vert
sombres, que personne n’avait rentré – que personne ne
rentrerait plus jamais – pour l’hiver. Toute l’imagerie à
la fois banale et touchante d’une petite famille de jeunes parents
avec enfants qui devait s’être installé dans la
campagne de ce trou perdu du milieu de la France pour retaper une
maison déjà presque habitable lorsqu’ils étaient
arrivés, et qui n’avait plus besoin que d’un bon relooking
de l’extérieur lorsque c’était déclenché
ce qu’il nous faut bien appeler la fin du monde. Le début de
cette fin, en tout cas..
Je
continuais à espérer que Stéphane avait un plan,
puis un plan bis au cas ou le plan initial ne marchait pas, et ainsi
de suite. Mais je constatais vite qu’il en était arrivé,
au fond, à la même conclusion que moi. Il urgeait de
savoir ce qu’il était arrivé à cette fille,
nous étions armés – y compris d’une arme à
feu – et il n’était pas très sain de rester dehors
plus longtemps. Il fallait agir, maintenant, et ne plus tergiverser.
L’excès de prudence ne doit pas induire l’inaction.
Précautionneux
quand même, le jeune policier déroula un sweat-shirt
qu’il s’était enroulé autour de la taille. Un vieux
sweat-shirt marron-jaune, avec Princetown University écrit en
marron plus foncé, trouvé dans la station service
lorsque nous avions rassemblé des affaires, là-bas,
derrière notre bonne vieille grille. Lorsqu’il se déroula
en entier, je compris qu’il ne l’avait pas prit pour lui, car le
sweat était de toute évidence bien trop petit.
Certainement oublié sur l’un des dossiers de la cafétéria,
dans ce passé lointain et lumineux ou des petites familles
faisaient encore des arrêts pose-pipi et les prolongeaient pour
boire un coca avant de reprendre la route des vacances. Avant.
En
fait, ce bougre, il avait tout prévu, même ce qu’il
allait faire lorsque les plans A, B, ou X delta ne marcheraient plus.
Il me demanda de tenir le sweat contre la fenêtre, puis frappa
enfin, du bout du manche de la hache. Il lui fallu deux coups, car
même en ayant décidé de rentrer par effraction,
quelque chose devait le retenir tout de même de faire trop de
boucan, et retenait ses coups par la même occasion.
Certainement avait t’il encore l’espoir que nous ne nous fassions
pas entendre par le ou les loubards se situant à l’intérieur.
C’était d’ailleurs je pense une des raisons du Sweat.
Outre le désir de ne blesser personne, Stéphane
utilisait là un classique du système D pour tenter
d’étouffer un minimum le son aigu et tranchant de cassure du
verre.
Le
deuxième coup, plus sec et téméraire, brisa donc
la vitre. Je ne savais pas trop à quel point il fallait en
remercier la technique du sweat-shirt, mais effectivement le bruit
fut moindre par rapport à celui que je m’apprêtais à
entendre d’une fenêtre du rez-de-chaussée brisée
par un coup de manche de hache. La vitre n’avait pas volé en
mille éclat, mais un gros bout de celle-ci était parti,
laissant place nette pour un très grand quart de sa surface,
situé en bas à gauche. Le fragment manquant était
tombé à l’intérieur.
Ne
désirant pas laisser perpétuellement à Stéphane
l’initiative de tout ce qu’il y avait à faire, et voulant
davantage m’impliquer, je me mit alors, comme j’étais le
plus proche, en devoir d’ouvrir la fenêtre. Passant mon
pied-de-biche de la main droite à la main gauche, je passais
délicatement ma main dans l’ouverture et m’activais à
ouvrir le loquet. Les rideaux opaques, couleur de feuille d’automne,
ondulaient sans me laisser voir l’intérieur, ce qui avait un
effet forcément et naturellement angoissant. Je m’attendais
à tout instant à voir les rideaux s’écarter
brusquement sur un visage masculin, ou à sentir une poigne
forte me saisir le poignet. J’opérais néanmoins, et
avec lenteur car malgré tout, mon bras était fort
proche de la zone ou le verre avait été brisé et
je risquais par mégarde de me couper très salement.
Rien de tel heureusement, et enfin, le loquet fut abaissé ;
je repoussai alors les deux volets de la fenêtre qui crissèrent
sur les rideaux en les écartant et en me révélant
un salon. Vide.
Me
retournant vers mes deux compagnons de route, je vis que Stéphane
voulu pousser gentiment Stéphanie en avant, d’un geste
d’accompagnement. Sans effet. L’adolescente restait les deux
jambes fermement plantées dans le sol. D’un ton apparemment
sans appel elle affirma.
Immédiatement,
nous nous consultâmes du regard avec Stéphane ;
brièvement. Aïe.
Problème.
La
gamine commençait à trembler compulsivement, et il
suffisait de voir son passablement charmant minois commencer à
virer au très pâle pour se convaincre que ce n’était
pas là une comédie de fillette trop sensible, mais un
vrai trauma. Mademoiselle avait été brave, au vu des
circonstances, mais au moment de s’engouffrer de nouveau dans ce
lieu de débauches coupables et de femmes forcées par
des dépravés violents et machistes, son instinct lui
criait de ne surtout pas y aller. Partout, mais pas là.
Pour ne pas de nouveau être saisie par des mains sales, pour ne
pas entendre de nouveaux rires rigolards, pour ne pas de nouveau
attendre dans une cave d’une lugubreté théâtrale
avec comme seule pensée « mon
tour viendra ».
Alors
elle flanchait et, pour parler trivialement, elle pétait un
câble, la nénette. Et on ne pouvait pas lui en tenir
rigueur ; mais on ne pouvait pas davantage lui laisser le loisir
de continuer.
Tentant
immédiatement de prendre un ascendant psychologique en coupant
court à la panique dès le début, Stéphane
essaya de la ramener à plus de calme, toujours avec le plus de
discrétion possible en lui murmurant.
Le
a de « pas » avait été proféré
sur une note traînante ; un début de phrase court
mais suffisamment éloquent. Ah non, on pouvait pas. Ca, non.
Rester dehors avec tout ce qui y traînait c’était du
délire pur et simple. D’ailleurs on y était resté
suffisamment longtemps, dehors, sans rencontrer de mort-vivant, sans
même en entendre. Trop de chance, ça n’allait pas
durer ainsi éternellement. Et la laisser dehors ? Bien
évidemment ; allons sauver une fille dont on ne sais même
pas si elle est encore en vie, et laissons en contrepartie une autre
jeune femme, bien vivante celle-là, offerte à l’appétit
des macchabées comme la chèvre d’un film américain
bien connu attendant, attachée à son piquet, le monstre
antédiluvien qui viendrait la dévorer. Ben
voyons.
Stéphane reprit.
Écoute,
je sais bien ce qui s’est passé là-dedans. Mais faut
voir ce qui est arrivé à ta copine. Tu comprend ?
Si cela avait été toi, tu aurais bien été
contente, non ? Et on peut pas te laisser toute seule dehors.
C’est bien plus dangereux que ce qui t’attend dans cette
baraque, tu peut me croire.
Sentant
que c’était le moment idéal pour rajouter mon grain
de sel, imitant le timbre de voix prudemment bas de Stéphane,
je renchérissait alors, tentant de donner également à
ma voix le ton à la foi rassurant, moralisateur, et
réprobateur, qu’aurait prit un grand frère devant un
caprice de sa petite sœur.
Il
a raison, Steph. On est deux
quand
même. Tu vois ? On est là. On est armés.
J’ai un pied de biche, un tonfa, Stéph a une hache, un
tonfa, et mieux que tout une pétoire. Une arme
à feu, Steph !
Si tu braque ça sous le nez d’un de ces petits merdeux, il
va tout d’un coup être tout doux tout mignon, tu verra…
Puis
ça, c’est si il est là. Il est peut être plus
là dedans. Qui sait ? il est peut être parti en
moto, en mobylette ou autre. Comme les deux autres. Non ? Tu
crois pas que c’est possible ? Stéphane la secouait
gentiment, en parlant, ayant passé un bras protecteur autour
de ses épaules.
Je
prit une foi de plus le relais. Cette technique de renvoi de la balle
de tennis semblait commencer à marcher. Sa respiration était
déjà moins hachée.
Le
soucis, Steph…c’est que si on continue comme ça, on va
finir par être repérés. On va perdre l’effet
de surprise. Et on peut pas rester dehors, on te l’a déjà
dit. En plus ça caille. On entre, on explore la maison, on
est armé, on fait ce qu’il faudra faire, et tout ira bien.
Tu verra. Mais si on reste, ça risque déjà de
moins bien se passer.
Et
nous dûmes ainsi de suite nous relayer encore un certain temps
pour voir la pâleur et la nervosité de Stéphanie
faire place à un comportement plus posé et plus adapté
à la situation. Un moment, son état de peur empira de
nouveau, brutalement, et j’ai bien cru qu’elle allait défaillir
ou faire une sorte de malaise ; mais la gamine finit
heureusement par se ressaisir. Finalement, elle prit une grande
bouffée d’air, ses joues redevenues roses, très roses
même, sous l’effet du froid.
Elle
avait légèrement bégayé, et ce n’était
pas sous l’action du froid. Brave gamine. Elle tentait de prendre
sur elle. Certainement que je prenais un caractère plus
affirmé à force de côtoyer mon pragmatique ami
car elle m’attendrissait mais en même temps elle commençait
à me saouler – détonnant mélange – et
prenant le taureau par les cornes, je la prit par la main pour la
tirer en avant.
Elle
me regardait avec un mélange d’émotion trop complexe
pour être lu, comme il est parfois difficile de lire les
couleurs utilisées par le maître pour réussir une
une nuance pour sa toile. De l’espoir, de l’angoisse, une sorte
de recognition comme si je lui rappelais un grand frère ou un
tonton qui lui manquait. Un besoin éperdu de nous faire
confiance, de croire en nous, de croire qu’avec nous tout irait
bien, mais également des doutes à ce sujet. Je ne sais
pas, mais je sais qu’une goutte tomba sur sa joue rosie. Pas une
larme, une goutte de pluie. Absorbés par nos persuasifs
chuchotements, nous n’avions pas vu le ciel s’assombrir. Je lui
adressai alors un clin d’œil.
N’attendant
pas sa réaction, j’emboîtais le pas à Stéphane
qui enjamba le rebord de la fenêtre, et pénétra,
enfin, dans la masure.
II
La
première salle ou nous pénétrions était
comme je l’avais vu une sorte de petit salon ; appuyé
contre le mur, à proximité de la fenêtre, une
télévision cathodique de belle taille reposait sur un
meuble en bois sombre. Lui faisant face, de l’autre côté
de la pièce, un canapé imitation cuir, trois places,
d’un rouge sombre. Occupant tout le mur de droite, une grande
bibliothèque vitrée remplie de livres, de magasines, et
d’une encyclopédie en plusieurs volumes. Et de l’autre
côté, découpant le mur de gauche également
occupé par un cadre représentant un décors
paysan aux tons pastels, une porte peinte dans les mêmes tons
crème que les murs. Fermée.
Immédiatement,
Stéphane mit son doigt sur sa bouche pour nous intimer le
silence, puis colla son oreille sur la porte quelques secondes. Il
chuchota alors. « Rien ». Il s’approcha alors
de nous puis nous prit par les épaules pour nous forcer à
nous pencher un peu, afin de mieux entendre ses explications
chuchotée à voix très basse.
Bon,
voilà ce qu’on va faire. On va se redistribuer les armes.
Le mieux, Willi, c’est que tu file ton pied de biche à
Stéphy. C’est plus léger. Toi tu va prendre ma
hache ; tu n’aura qu’à lâcher la main de
Stéphy quelques secondes au cas où. Elle est assez
lourde et tu auras besoin des deux bras le cas échéant.
Et moi cela me permet de sortir mon pistolet; c’est
suffisamment dissuasif, alors il faut qu’on joue là dessus.
Qu’en dites vous ?
Nous
acquiesçâmes elle et moi, puis nous procédâmes
tous aux échanges. Cela fait, Stéphane approcha de la
porte crème, puis l’ouvrit avec milles précaution.
Elle s’ouvrait vers l’extérieur, et mon ami gaucher put
donc ouvrir de la main droite tandis que la gauche tenait la
précieuse arme prête à l’emploi. Une fois
dehors Stéphane jeta un coup d’œil panoramique. Puis
avança, nous laissant la possibilité de le suivre dans
le corridor, ce qui indiquait suffisamment clairement qu’il n’y
avait aucun danger immédiat. Je ne savais pas précisément
quelle heure il pouvait bien être maintenant, mais la pluie
dehors avait encore davantage mis à mal la luminosité
déjà morose de ce mois de janvier morbide, et la seule
lueur qui éclairait faiblement ce couloir provenait des deux
portes, celle de derrière, et celle de devant, qui étaient
toute deux percée, vers le haut, d’un petit carreaux en
verre fumé au motif en losanges. La porte de derrière
était d’ailleurs toute proche sur notre gauche. Sur notre
droite, le couloir menait tout droit à l’entrée, mais
était traversé transversalement par un autre corridor,
ce qui nous permettait de tourner soit à gauche, soit à
droite. Stéphane se mit en devoir d’avancer plus doucement
que jamais, pas après pas, sa main droite en soutien de la
gauche, toute deux repliée fermement sur le calibre 9mm. La
tension s’opacifiait, devenant lourde et noire dans ce jour d’hiver
mourant ou le temps semblait ralentir en même temps que nos
gestes d’une prudence extrême et d’une lenteur mesurée
qui rajoutait encore à ladite tension. Un pas après
l’autre, doucement. Ne pas penser. Avancer. Redouter l’explosion
d’action, de violence, de quoi que ce soit qui viendrait briser
cette exploration angoissée, et le souhaiter en même
temps, pour en être enfin quitte. Parvenant à
l’embranchement des deux corridors, un autre regard panoramique de
Stéphane. Rien. Lâchant le pistolet de la main droite,
il nous fit geste d’avancer. Je m'apprêtais à faire un
pas, tirant la jeune femme par la main, lorsqu’il fit soudain un
autre geste, levant brusquement la main pour nous faire comprendre
qu’il ne fallait plus avancer, ni produire le moindre son. Je
retenais mon souffle, et senti Stéphy faire de même dans
mon dos. Sa main était moite.
Stéphane
tourna à moitié sa tête vers nous, mais ses yeux,
eux, étaient tourné vers l’autre côté du
couloir. Une attitude typique d’écoute absolument attentive
et concentrée. Je tendais l’oreille aussi. Et effectivement
il me sembla entendre quelque chose, à la limite de ma
perception. Une sorte de boum, très léger, mais
suffisant pour faire monter la tension d’un cran. La tension, cette
anticipation du danger, plus terrifiante parfois que le danger lui
même ; nous avions côtoyé des morts vivants,
j’en avait même combattu plusieurs sans réellement
faillir et là, je tremblais pourtant en agrippant ma hache
comme si elle était une bouée de sauvetage.
Nous
restâmes ainsi quelques secondes à scruter d’autres
bruits ou sons. Rien. Stéphane nous indiqua, d’un
geste, et aussi d’un murmure si bas qu’il me fallu lire sur ses
lèvres, que le bruit provenait de la partie gauche du
corridor. Nous lui emboîtâmes donc le pas, toujours à
pas de loup, armés, nerveux, tendus comme des élastiques
prêt à se rompre.
Une
fois parvenu à l’endroit ou les deux couloirs se croisaient,
nous pûmes voir l’autre corridor dans son entier et constater
que dans la partie droite de ce dernier ne se trouvait qu’une
porte, percée dans le mur de gauche, et qui si mon sens de
l’orientation ne me jouait pas trop de tours devait être
cette pièce que j’avais déjà baptisé
mentalement « la cuisine » au vu de ses
rideaux. S’y trouvait également, un peu plus loin un petit
escalier raide qui permettait d’accéder à l’étage.
La
partie gauche, celle d’où était semble t’il parvenu
ce bruit, était percée de quatre portes, deux dans le
mur de droite, et deux leur faisant face en vis à vis dans le
mur de gauche. L’une des deux portes de droite ne renfermait aucun
mystère car elle était ouverte. Des toilettes. Nous
avions donc le choix entre trois portes, celle qui se trouvait juste
à côté des toilettes, dans le fond du couloir. Et
les deux portes de gauche. Celle qui faisait face aux toilettes était
toute proche, et donc Stéphane s’accroupit et colla son
oreille tout contre, comme il l’avait fait dans le salon par lequel
nous étions entrés. Il resta là plus d’une
dizaine de secondes. Puis s’en décolla enfin. Dans son
excitation, il oublia de murmurer aussi bas que d’habitude.
Quelques
secondes durant, nous nous regardâmes tout trois, conscient des
implications. Fini de jouer. J’avais peur que Stéphanie ne
panique, mais un bref regard me montra qu’elle avait plutôt
l’air hébétée qu’autre chose –
mais. Au fait. Qu’est ce que je fous là ? –
et d’avoir soudain très chaud, ses joues formant deux tache
d’un rose sombre sur ses joues humides de sueur. Mais pas de signe
de panique extérieur. Bien.
Stéphane
posa sa main sur la poignée, tandis que la poigne de l’autre
main, elle, tenait plus fermement que jamais le Sig Sauer...Un
dernier regard entendu échangé dans le trio, et la
porte fut vivement ouverte pour révéler un petit palier
en béton, occupé par un paillasson hérissé
de poils d’un rouge sale ayant connu des jours meilleurs, et depuis
vraisemblablement foulé au pied par des générations
de chaussures sans pitié. Après le palier, le noir,
l’obscurité vertigineuse dans laquelle plongeait une volée
de marche dénudée en béton. La cave.
Une
cave ; descendre à la cave. Une pièce qui a depuis
bien longtemps participé aux poncifs des films d’horreur. On
y enterre les grands mère, on y séquestre les gens.
C’est noir, rempli de toiles d’araignées. On peut tenter
de les rénover pour jeter un vernis de modernité et de
confort, mais l’on sent sourdre à travers la pierre, qui
seule nous sépare de la terre sombre, toute la malveillance
d’anciennes divinités chthoniennes qui ne demandent qu’à
se réveiller des tréfonds de la terre. Inquiétant,
de descendre à cave, déjà en temps habituel.
Mais alors une cave sombre d’où viennent des bruits de
craquement et de raclement, dans une maison ou habitaient récemment
encore une poignée de sadiques et de déments, et en une
époque de cauchemar ou se relèvent les morts. Je crois
que si nous n’avions pas été armés, je
n’aurais jamais eu le courage de descendre ces marches grises qui
me semblaient être la pente vers l’abîme sans retour.
Étrangement, Stéphanie qui ne s’était
jusqu’alors pas trop manifestée pour nous guider, elle qui
devait pourtant au moins partiellement se rappeler de la
configuration des lieux, nous chuchota, la voie étranglée,
et hésitante.
D’un
geste de la main, je l’arrêtais. Nous savions le reste,
inutile de rentrer dans les détails, et j’étais
nerveux que ce-qui-grattait ne puisse nous entendre. Évidemment,
le bruit de la porte ouverte avait déjà dû
alerter qui de droit, mais ce n’était pas la peine d’en
rajouter – comme le café Maxwell.
Conscient que nous n’avions pas amené Stéphanie avec
nous pour qu’elle joue les guerrières et que nous ne
l’avions armée – actuellement d’un pied de biche – que
dans l’optique ou elle aurait dû se défendre seule à
un moment donné ou un autre – lorsque nous serions tout les
deux « game-over »
par
exemple – je lui chuchotais à l’oreille qu’il n’était
pas nécessaire qu’elle descende avec nous si elle ne le
voulait pas ; ce à quoi elle me susurra qu’elle
préférait effectivement rester en haut. Évidemment,
elle pouvait toujours nous rejoindre en bas dans le cas ou le taré
restant serait inopinément surgit d’une des pièces
que nous n’avions pas encore explorées.
Pendant
ce court échange, Stéphane en avait profité pour
entrer sur le palier ; ayant trouvé deux interrupteurs –
le vieux modèle, celui ou il faut soulever un petit loquet –
il les avait activés et avait commencé à
descendre deux trois marches. L’un des deux interrupteurs
commandait l’ampoule qui éclairait l’escalier, l’autre
commandait celle du sous-sol. Ce-qui-grattait était de toute
façon bien au courant de notre présence à
présent ; inutile d’avoir peur que l’on chuchote. Ce
que je peut être bête, des fois.
Nous
descendîmes donc les escalier plutôt raide, discernant
les marches grâce à l’éclairage maladif de
l’ampoule qui colorait le mur de parpaings apparents d’un jaune
pisseux. Chaque marche descendue augmentait ma nervosité, et
une réelle sensation de boule dans le ventre et de nausée
s’emparait de moi. Mais je tenais bon, et il fallait y aller, nous
n’avions pas le choix. Ridicule de flancher maintenant. Qui plus
est – égoïstement et lâchement je doit l’admettre
– j’étais quelque peu rassuré par le fait que
Stéphane descendait le premier, et qu’il ferait barrage de
son corps en cas de situation soudaine de péril. Autrement
dit, si ça se mettait à pulser, c’était mon
ami le flic qui prendrait la première douille. Déformation
professionnelle, quelque part, de toujours se mettre en premier. D’où
l’intérêt, en cas d’invasion de morts-vivant dans
une Europe soudain submergée par les morts en goguette, de se
faire accompagner d’un policier et non pas d’un petit épicier
de quartier peureux comme un lapin.
La
descente me parut assez longue, l’angoisse aidant à fausser
ma perception du temps, mais il faut dire aussi que nous descendions
précautionneusement, vu les marches assez raides et vu le fait
que nous étions armés ce qui rendait toute chute encore
plus dangereuse. Mais au bout du compte, Stéphane prit enfin
contact avec le sol de terre battu, et moi tout de suite après
lui. Il s’écarta d’un pas l’arme levée, ce qui me
permis de me ranger à ses côté en étreignant
ma hache comme si ma vie en dépendait – et pour autant que
j’en savais cela pouvait bien être le cas. Quoiqu’il en
soit ça y est, nous avions descendu l’abîme et atteint
la bouche de l’enfer, le lieu central, le noeud de tout ces
événements qui avait conduit trois jeunes femmes à
être séquestrées par des maniaques et des
sadiques. Nous nous attendions bien évidemment à
quelque chose. A de l’horreur, à une vision éprouvante,
quelle qu’elle soit. Nous étions servis au delà de
toutes espérances, bien que le spectacle affreux et indécent
que nous offrait la cave des damnés n’était pas
exactement celui auquel nous nous étions préparés.
La
cave, une salle rectangulaire assez nettement plus longue que large,
devait mesurer dans les trois mètres de large et entre sept et
huit mètres de long ; elle était assez classique,
lugubre, et en désordre, mais somme toute pas plus que la cave
de Monsieur-tout-le-monde. Une vieille chaudière poussiéreuse
qui jadis avait peut être été blanche, se
trouvait dans l’angle gauche du fond de la cave. Reposant au
centre du mur de droite, un vieux réfrigérateur du même
blanc poussiéreux et sali, avait été descendu
pour une raison X ou Y ; il n’était pas branché
et sa porte était entrouverte. Partout l’éclairage
était similaire à celui de l’escalier, les parpaings
froids semblant atteints de jaunisse, tandis qu’au plafond et dans
les angles hauts, adhéraient de vieilles toiles d’araignées
brunies et désormais inutiles, gardant parfois quelques
vestiges du cadavre racorni de leur anciennes propriétaires.
Le mur de gauche, lui, était un fatras de balais, serpillières
sèches et rigidifiées, sacs de ciment éventrés.
Tous ces détails lugubres et banaux d’une cave campagnarde
commune étaient une toile de fond appropriée pour le
spectacle sanglant qui occupait le fond et le milieu de la pièce.
Ce
dernier était occupé par un corps, reposant dans une
mare de sang, et baignant aussi dans le grotesque de sa situation ;
le cadavre d’un homme auquel il aurait été difficile
de donner un âge, vu qu’il reposait sur le ventre. De courts
cheveux châtains hérissaient sa tête, et la mare
de sang – d’un brun rouge noireâtre sous l’éclairage
maladif – semblait s’élargir à partir du dessous
de
son corps. L’une de ses mains étaient crispée, ses
doigts recroquevillés, tandis que l’autre reposait sous lui,
comme s’il avait tenté de presser contre son ventre pour
retenir quelque chose. Il n’était pas difficile d’imaginer
qu’il avait fatalement été blessé au ventre et
qu’il avait tenté là de retenir ses viscères
ou de comprimer son ventre pour tenter de stopper une hémorragie
fatale. Le détail qui le rendait grotesque, cadavre d’un
ridicule exquis, c’est qu’il avait le pantalon baissé, et
que ses deux fesses glabres formait deux collines stériles de
chair livide pointées vers le haut. S’il n’avait pas été
dans cet étang d’hémoglobine mais dans un lit
d’hôpital à la place, on aurait pu croire un patient
attendant un suppositoire, administré par une infirmière
revêche. Ah,
mon petit monsieur, j’en ai maté des plus costauds. Allons,
détendez vous…
Le
grattement, lui, émanait du fond de la cave, là ou des
couvertures crasseuses et des draps maculés de toutes sortes
de tâches suspectes, jetés au hasard, formaient une
sorte de couche chaotique, de niche sordide. C’est là
qu’elle était. Assise sur ses talons dans une attitude
féminine, nous tournant le dos, elle grattait. Inlassablement,
elle avait l’air de tenter de griffer, mollement mais
régulièrement, robotiquement, une sorte de planche de
bois qui avait été posée contre le mur du fond,
peut être pour absorber l’humidité. Depuis notre arrivée,
notre irruption plutôt, les armes à la main, elle ne
s’était pas retournée et c’était le seul son
que l’on pouvait entendre dans le silence épais et tendu.
Scrchhht…Scrchhht…
Nous
échangeâmes un regard avec Stéphane. Il avait
l’air perplexe ; concentré, aussi. Instinctivement, il
appuyait maintenant une longue visée, de son arme, visant la
jeune femme assise. Peut être était t’elle simplement
devenue démente ? Folle de rage, de douleur, montrant la
même violence aveugle que celle dont ferait preuve un animal
rendu fou à force de coups et de privation de nourriture. Elle
avait alors constaté que son tortionnaire n’était
plus qu’un, et qu’il avait fait la bêtise de venir la
violer seul…Or à un contre un le rapport de force est déjà
beaucoup plus équitable -même femme contre homme si la
femme se bat avec rage et détermination –et elle l’avait
tué.Ce dernier événement macabre ayant été
trop pour la soupape de sécurité qui l’avait
maintenue dans ce monde de douleur, elle était partie. Son
esprit était parti. Ailleurs. Et depuis, son corps, lui, il
grattait.
Scrccht…Schrccht…
Peut
être. Rien de moins sûr. J’allais commencer à
m’approcher d’elle. Imprudent. Il valait mieux être sûr
de ce en quoi la situation avait évolué avant
d’être
à sa proximité. Si elle était devenue démente,
qui sait si en voyant deux hommes
inconnus, elle n’allait pas se jeter sur nous comme une furie. Qui
sais si elle ne cachait pas une arme, volée à l’homme
qui commençait son voyage sans retour au pays de la
putréfaction, là, à un mètre de nous par
terre. Qui sais si sur la seule base de notre sexe, dans sa folie,
elle n’essaierais pas de nous larder des coups de cette mystérieuse
arme de fortune. Qui sais ?
Et
si c’était l’autre
possibilité,
alors, il était encore plus primordial de le savoir avant
d’être à sa proximité directe.
C’était
Stéphane. Me stoppant net dans mon avancée, juste après
mon premier pas en avant. Me stoppant de sa simple voix, car j’étais
maintenant curieux de savoir ce qu’allais déclencher cet
appel, et, tout comme Stéphane, je retenais mon souffle, dans
l’expectative. La réponse fut simple.
Scrchht…scrchhht…
Toujours,
de façon entêtée, « Mademoiselle »
grattait le mur.
Alors
Stéphane réitéra.
Scrch…scr…
Mademoiselle
avait cessé de gratter le mur et restait ainsi en position
d’attente. Elle semblait paralysée, figée dans sa
posture, sa main levée comme si elle saluait le mur. Une main
dont les extrémités étaient sanglantes, dont les
ongles étaient déchirés. Je ne put réprimer
un frisson. On aurait pu entendre une plume tomber tellement le
silence était total
dans
ces instants d’angoisse figée. Étions nous devenus
les héros de quelques dessins fantastique d’un illustrateur
de science fiction, resterions nous à jamais sur le papier
glacé d’un magazine de SF bon marché comme ces pulps
américain ?
Puis
le temps sembla reprendre soudain son cours, le monde ses couleurs et
ses bruits, lorsque Mademoiselle enfin daigna se retourner pour
accueillir enfin dignement ses sauveurs.
Oh mon héros.
Non,
jamais elle ne nous sauterais au cou en pleurant de gratitude, et
Stéphanie fut immédiatement propulsée au rang de
« dernière rescapée de… » qui
aurait fait d’elle une sorte d'héroïne et d’icône
temporaire des journaux de tout le pays si tout cela s’était
passé du temps de ma normalité chérie.
Mademoiselle appartenait au deuxième scénario, le pire.
Du moins, le plus triste
– car
se trimballer une démente, étant donné toutes
les épreuves qui nous attendaient avec tout ce qu’elles
allaient nous demander de courage, de mobilité, de réactivité,
cela aurait été du suicide et donc pire à sa
façon.
A
la même seconde je compris deux choses. La première,
c’est que la dernière des trois filles de la cave, après
avoir été capturée à nouveau, puis
enfermée ici par ce type, était morte d’une façon
ou d’une autre et s’était transformée en
morte-vivante , elle aussi. Comme sa compagne décapitée,
là dehors à quelques centaines de mètre. La
deuxième chose que je comprit, c’est que cela été
arrivé tout récemment. En tout cas, le type par terre
avait été tué peu de temps auparavant. Peut être
même un quart d’heure ou une demi-heure, voir même dix
minutes avant notre arrivée. Difficile de dater avec
précision, mais l’accident était récent ;
la morte, en se levant, poussa un cri, un gémissement qui
faisait presque de la peine. Et ce faisant, elle exposa ses dents.
Ces dernières étaient parée d’une sorte de
vernis écarlate, de parure vermillon qui n’avait pas encore
eu le temps de se diluer dans la salive de sa bouche morte. Le sang,
par terre, devait lui être encore chaud.
Elle
resta là, à vaciller quelques secondes en nous
regardant d’un air assez comique, nous gratifiant de son rictus
ensanglanté, la tête penchée sur le côté
comme un chien qui écoute son maître. Un filet de bave
dégoulinant vint mourir sur son pull d’un beige sale. Finie
l’image du bon chien mignon qui penche la tête. Plutôt
le dogue de bordeaux baveux, maintenant. Puis « Mademoiselle »
le-molosse-zombi s’ébranla en notre direction, prenant
l’attitude caractéristique de sa race maudite. Un pas aussi
balancé que le bateau ivre de Rimbaud prit dans sa tempête,
un bras mort le long du corps, l’autre déjà levé
et tendu, les doigts regroupés en serres (ceux là même
qui grattaient le mur) pour agripper fortement. Un murmure parti du
ventre, des tréfonds des tripes mortes, pour signifier la faim
primale et obsessionnelle qui occulte tout.
Je
restais un instant fasciné, mais heureusement pas plus
longtemps que de raison. Il fallait agir, ces morts-vivants savent
être soudain plus rapides à proximité direct
d’une proie. Elle serait bientôt sur nous deux, je voyais son
immonde tête, qui me fascinait, grossir et grossir dans mon
champs de vision. Et chaque balle du Sig Sauer économisée
était une balle aussi précieuse que de l’or. A moi de
prendre l’initiative. Tuer ces deux-là était un sale
boulot ; une avait été pour Stéphane, la
deuxième serait pour moi.
J'avançais
donc à sa rencontre, la hache en main, puis j’armais un coup
en poussant un « han » d’effort, et de
douleur car ma bonne vieille luxation ne m’avait pas encore laissé
complètement tranquille, et tout objet lourd manipulé
ainsi réveillait sa sensation de déchirure. Mais
qu’importe. Nous devenions des guerriers, je le dit sans vantardise
ni forfanterie mais c’était peut être la petite
récompense de celui qui commence à apprendre à
survivre dans l’enfer des morts. Oublieux donc de cette sensation
de brûlure acide, j’abattais aussi fort que possible la hache
– une relativement lourde cognée de pompier – d’un coup
oblique qui fit un bruit mat - chtonc
– en frappant Mademoiselle dans le haut de la poitrine. Joli shoot
– strike – car je le vit littéralement tournoyer
sur
elle même d’un demi-tour complet, et elle s’écrasa
face contre terre à proximité du fatras de seaux vides,
de vieux balais et de serpillières sèches et raides.
Alors ce fut à mon tour de remplacer Stéphane dans
l’ingrat et terrible rôle de « bourreau »
façon médiévale. Sauf que cette fois-ci, au lieu
de décapiter, le bourreau fit un autre pas en avant, leva la
hache, et l’abattit sur l’arrière d’un crâne mort
caché par de longs cheveux blonds filasses sales, pour faire
éclater ce dernier comme une pastèque trop mur. Et ce
fut fini. « Mademoiselle » n’était
plus.
Mon
regard, qui devait paraître hagard, parcouru involontairement
le carnage écoeurant qui en restait. Et, si nous nous
endurcissions au mal, nous ne devions apparemment pas nous endurcir
sur tout. Car ce fut trop pour moi. De la bile me monta soudain à
la gorge, et je retint un haut le cœur, tandis que des larmes
montaient à mes yeux. Trop. C’en était trop pour moi.
Nous
avions monté cette expédition pour tenter de sauver ces
deux jeunes femmes ; cela peut sembler dérisoire alors
que partout sur la surface de ce monde pour autant que nous pouvions
en juger, des gens mourraient dans des conditions atroces. Mais comme
je l’ai déjà expliqué, cela nous permettait
d’agir, de faire quelque
chose, de
nous raccrocher à cela. Rien qu’à cela. Mais même
cela nous avait été retiré, et au final
nous avions tout les deux dû être les bourreaux de deux
jeunes femmes, qui certes étaient devenu des monstres, mais
qui étaient encore bien vivantes il y a peu, et dont l’âge
me rappelait Katalina. Ma Katalina, dont je ne savais rien, dont je
ne saurais peut être plus jamais rien. Leurs exécutions
avaient été brutales, sans grâce, lapidaires.
Elles avaient connu le pire de l’humanité avant d’être
emportées elles aussi comme tant d’autre dans la tourmente
finale. La digue de mes émotions se rompu enfin, libératrice,
et, jetant la hache qui me semblait alors l’objet le plus
dégouttant du monde, je m’affaissais enfin sur le tas de
vieilleries du mur gauche, cachai la tête entre mes mains, et
laissai libre court à mes sanglots.
Ils
durèrent je ne sais combien de temps, mais c’est finalement
la douleur de mon côté droit qui me sorti de ce gouffre
de peine amère. Bougeant légèrement, la douleur
ravivée par les deux puissants coups de hache me cuisa, et je
ne put réprimer un petit aïe de douleur. Sortant ma tête
de mes mains, je constatai que Stéphane, lui, gardait la tête
baissée. Ce n’était pas de la gêne pour moi, je
crois qu’il comprenait et respectait ma peine ; je crois qu’il
en éprouvait une immense, également, mêlée
de frustration de n’avoir rien pu faire. La tête baissée
était plutôt un signe de respect. Vieux frère,
compagnon d’armes. Respect commun et mutuel pour notre douleur, et
pour cette jeune dame que nous n’apprendrions jamais à
connaître. Mademoiselle.
Reprenant
avec lassitude la hache, je m’adossais au mur sale pour me relever
et laissai mon regard s’égarer sur l’autre cadavre. Un
détail que je n’avais pas vu accrocha alors mon regard.
Ayant roulé à quelques distances de son bras gauche,
celui qui n’était pas pressé contre son ventre sous
lui, se trouvait une canette de bière dans sa bouteille de
vert fumé vert foncé. Couchée, elle contenait
encore une petite dose de liquide, de bière éventée
qui stagnait. On aurait dit la bouteille d’un collectionneur qui
attendait son bateau, mais la version pour alcooliques, et en modèle
réduit. Je m’imaginais alors le scénario. Voilà
ce qui s’était passé.
Quel
crétin. Il avait remit la main sur l’autre fille, qui
n’avait pas voulu s’enfuir dans la forêt. Elle ne s’était
probablement que mollement défendue ; j’avais une
petite idée de pourquoi. Puis il l’avait descendue, de
nouveau, dans cette cave de malheur. Attendant le retour de ses
collègues, déjà peut être bien éméché,
il avait dû rôder dans la fermette, trouver le temps
long, et s’était enfilé quelques bières et
peut être avait t’il même commis la stupide bêtise
classique d’aller la mélanger à autre
chose –
rotant en vacillant dans sa débilité crasse amplifiée
par l’alcool en se disant à voix haute et en s’adressant à
un copain imaginaire « oah
les copains vont pas être jouasse de voir tout ce que je m’suis
enfilé en juif… » suivi
d’un rire de gorge bête et méchant. Un langage verbal
et un langage gestuel à la hauteur d’élévation
spirituelle du personnage, certainement. Rôdant de nouveau
jusqu’au réfrigérateur, il s’était prit une
énième bière avant d’aller s’amuser
un peu. Avec
elle toute seule. Il l’avait pour lui tout
seul. Cool.
Entre
temps, Mademoiselle était morte. De quoi…Conjonctures.
Rupture d’anévrisme ? Un quelconque mal foudroyant ?
Morte de chagrin et de lassitude de vivre, si cela est possible. A
moins que… à moins que bien avant d’être emprisonnée
avec Stéphanie et « Jane Birkin »,
Mademoiselle n’aie été mordue par un mort. Cela me
semblait une hypothèse plus que très probable. Pour ce
que cela changeait, maintenant, je n’allais pas aller l'ausculter
maintenant, mais l’hypothèse était séduisante.
Cela expliquerait sa mollesse, son manque d’énergie et de
volonté de fuir, sa passivité lorsque le dernier du
gang de violeur l’avait de nouveau séquestrée.
Elle
était déjà atteinte de cet étrange
apathie, de ce manque d’appétit de vivre, de ce manque
d’appétit tout court (avant la boulimie carnivore dévorante
de l’après-mort) qui précède chute de
température et de tension, hypothermie, ralentissement du
rythme cardiaque…mort cérébrale, mort tout court,
puis le retour.
Elle
était d’ailleurs revenue quelques temps avant d’entendre
la cave s’ouvrir, la haut. Crétin premier le roi des
imbéciles, lui, descendait déjà la cave.
Complètement emporté par le tourbillon aveugle qui
tempêtait dans son crâne dont toute pensée
cohérente (s’il en avait jamais eu) avait été
chassé par l’éthylisme, ce…ce pignouf
était
descendu, la canette de bière à la main,
le pantalon déjà descendu,
manquant trois ou quatre fois de se casser la figure dans les
escaliers, rigolard, caricature de ce qu’il y a de plus glorieux
chez l’homme, bidochon violeur, loubard ivre et complètement
abruti. Forcément, qu’il était rigolard. Elle s’était
montrée si docile. Si passive, si peu rebelle. Elle allait
peut être même se montrer gentille
avec
lui. Il avait qu’à lui promettre de la relâcher,
après. Sans rien en faire, évidemment…qu’elle
est coooonne. Il
s’en vanterait ensuite devant les copains, qui en seraient vert de
jalousie.
Mais
aucune petite gâterie ne l’attendait en bas. Cueilli dans
toute sa bêtise et fauché dans le ridicule le plus
absolu de sa sordide situation, il était mort mordu au ventre
ou au bas ventre par une morte dont la vision abominable l’avait
peut être dégrisé au dernier moment. Pour qu’il
se rende compte de ce qui lui arrivait, et de comment il allait
mourir, et de ce à quoi ressemblerait son cadavre. Je le lui
souhaitais, à ce damné de la cave.
Brutalement,
je fut tiré de mes rêveries rétrospectives, de
mes hypothèses pensives sur ce qu’avaient été
les derniers instants de mademoiselle et de crétin premier,
sursautant littéralement sur place comme le dormeur tombant du
lit en plein sommeil paradoxal, par la voie de Stéphanie.
Aucune controverse, cette dernière était rauque, rendue
grave, étranglée, une voie de gorge ou l’on sentait
une angoisse, un sentiment d’urgence, pressant.
-
« Hé, les gars…Hé, les gars !
Y’a
un problème, là. Vite. Vous devriez remonter vite pour
voir ça. Vite. Vite ! »
le chapitre précédent
la table des matieres.